Pierre et son double ou Pierre et son contraire… Pierre « et … est » Pierre.
Est-ce bien de cela qu’il s’agit, du même être ?
Pierre le narrateur qui rencontre ou imagine ce qu’il pourrait être. Pierre, le gardien accidentel du phare, qui s’abîme dans la mer, s’en pénètre, s’en nourrit jusqu’à ne plus rien vouloir d’autre que de la contempler, pour, non pas oublier Louise, mais la garder en lui, à travers chaque moment de son quotidien solitaire qui le transporte dans le souvenir de Louise, à travers aussi les histoires d’amour que lui racontent les autres.
Pierre, le marin qui a abandonné la mer, qui s’est fait livreur de bois-de-la- terre, qui a fui dans la folie, avant de disparaître n’importer où, en Asie, ç’aurait pu être en Afrique, pour oublier Alice.
Pierre le narrateur, l’écrivain, a trouvé refuge dans sa folie à lui, celle où le réel et la fiction s’entremêlent si profondément qu’elle permet de survivre. Pierre le marin, l’homme qui ne savait que vivre, a trouvé refuge dans sa folie, la vraie, celle où l’on vient chanter chaque jour face à la mer, dans la négation des autres, celle du délire et de la seule solitude.
La quête de Pierre l’écrivain est non pas la quête de Pierre le marin, mais le prétexte à chercher ce que finalement il ne trouvera pas : le pourquoi du départ de Louise, qu’il préfère imaginer morte que vivante sans lui, le même pourquoi que n’a cessé de répéter Pierre le marin dans sa folie déclarée. La quête de Pierre l’écrivain c’est en même temps la quête de ce qui lui permet de construire son monde à lui, celui qu’il est en train de recréer parce qu’il lui convient mieux que la réalité.
Enfin Louise apparaît, bien vivante, tout comme l’est Alice. Et Louise nous apporte une réponse, à nous lecteur, qui peut-être n’en n’est pas une…Sa réponse est que Pierre, l’écrivain, n’a pas su faire autre chose avec elle que de se raconter leur histoire au lieu de la vivre, qu’il n’a su que s’emmagasiner des souvenirs pour plus tard, peut être écrire une histoire… Elle, Louise vivait, du moins c’est ce qu’elle écrit, demeurait attentive à Pierre, comme elle est demeurée attentive aux êtres et aux évènements de son voyage en cargo. Mais, ce qu’il y a de parfaitement inattendu c’est que Louise, finalement, succombe elle aussi à la passion de l’écrivain, celle qui pousse à vampiriser (ce sont ses mots) les autres pour alimenter son propre imaginaire et jouir du plaisir de l’écriture.
Et si finalement le double de Pierre était Louise ? ou plutôt si tous deux ne faisaient qu’un, exprimant, l’un après l’autre, et en même temps simultanément à travers les évocations récurrentes de Louise dans le récit de Pierre, que seule la création, ici la création littéraire, – (et pour le commun des mortels le souvenir de leur histoire c’est-à-dire la sublimation des sentiments humains) – , permettait à l’amour de survivre, le fixait à tout jamais ?
Ce qu’il y a à la fois d’étrange, d’étonnant, de différent dans ce roman, c’est qu’il n’est pas une histoire mais une imbrication de pensées, de sensations, d’émotions qui entraîne, plonge le lecteur dans le fonctionnement même de la pensée amoureuse. Très vite, il comprend que le propos n’est pas de lui faire croire à l’histoire de Pierre et aux histoires que garde Pierre mais de le conduire, à travers les méandres et les associations de la narration à l’essence même du sentiment amoureux.
Ce qu’il y a enfin de magnifique dans ce premier livre d’Anne Luthaud, c’est son écriture. Aucun effet, mais un art déjà consommé de la description, celle infiniment variée, au sens musical du terme de la Mer, celle à la fois chatoyante et étouffante de Bangkok, celle minutieuse des chargements du cargo, descriptions toujours en correspondance aves les sentiments des personnages. Précision, justesse dans le choix des mots, phrases courtes mais toujours empreintes de musicalité redonnent au lecteur le plaisir de la lecture, ce même plaisir qui le pousse à relire plusieurs fois, juste pour la musique des mots, certains passages de Flaubert, de Proust ou de Duras…
Claude Brunel